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Autour de la table, beignets croustillants et crème fouettée ont été engloutis. Café et liqueurs ont subi le même sort et chacun, l’œil satisfait et le ventre rond, se carre maintenant dans son fauteuil à la recherche d’un moment de détente digestive bien mérité.
C’est le moment où j’interviens, mon paquet de cartes bien en main. Je débarrasse d’un geste ample la nappe de ses miettes de gâteau et – Abracadabra ! – la magie entre en scène. Un coup de poignet parfaitement contrôlé, et les cartes fusent de leur emballage. Une manipulation supplémentaire et elles se répartissent tout autour de ma main dans un éventail prometteur.
J’annonce avec assurance :
– Comme vous pouvez le constater, mesdames et messieurs, ce jeu est tout ce qu’il y a de plus normal.
J’exécute ma distribution favorite, et sous les yeux ronds de l’oncle Jean, les cartes s’alignent face contre table dans un garde-à-vous impeccable. J’ajoute alors :
– Choisissez une carte, n’importe laquelle. Puis remettez-la où vous voulez dans le jeu.
Plusieurs mains indécises se tendent, c’est finalement Papi qui s’y colle. Il s’empare d’une carte et, tandis que je me retourne, la montre fièrement à la ronde avant de la réintégrer parmi ses petites copines.
Maintenant je brasse. C’est un prétexte idéal pour sortir le grand jeu : mélanges russe, japonais et pour finir américain. Les cartes crépitent comme du bois sec et vont et viennent entre mes doigts dans une danse vertigineuse. La malheureuse carte choisie par Papi est irrémédiablement engloutie. Jamais plus elle ne refera surface, doit penser mon assistance ébahie.
La suite semble leur donner raison : j’éjecte sans succès carte sur carte du paquet. La chance, apparemment, n’est pas au rendez-vous :
– Valet de trèfle. C’était ça ?
Eh non, même si c’est la bonne couleur.
– Dame de trèfle, peut-être ?
Non plus, mais ça se rapproche.
– Roi de trèfle alors ?
Je brûle, mais c’est encore manqué.
Cependant, je reste confiante et j’assure :
– La prochaine termine la série. Ce sera la bonne.
Toute la famille retient son souffle puis pousse un Oooh ! de dépit tandis que je lance sur la table un… trois de carreau ! On dirait bien que cette fois-ci, j’ai complètement manqué mon coup.
Mais, je n’en perds pas mes moyens pour autant : je demande à la cousine Pauline de se lever. Elle hisse tant bien que mal ses quatre-vingt-quinze kilos en position verticale et soudain, le prodige s’accomplit : sur le fauteuil, exactement là où la cousine avait posé ses augustes fesses, trône fièrement la carte piochée par Papi, l’as de trèfle tant espéré !
L’assistance, impressionnée, applaudit à tout rompre. Ma mère m’empoigne pour m’embrasser. Mon frère, rongé par la jalousie, me tire la langue de dépit. Je savoure mon petit moment de gloire, en sachant bien que c’est loin d’être le dernier : j’ai beaucoup d’autres tours en réserve dans mon sac.
Le plus drôle, c’est qu’il n’en a pas toujours été ainsi, bien au contraire. Jusqu’à récemment encore, j’étais une fille complètement ordinaire, dont le seul talent notable – si l’on excepte que je savais faire bouger mes oreilles – était une capacité incroyable à accumuler gaffes et catastrophes.
Cela vous étonne ? Alors laissez-moi faire les présentations et vous expliquer deux ou trois choses :
Je m’appelle Charlotte. J’ai douze ans et huit mois. Je vis avec mes parents et mon frère de neuf ans au rez-de-chaussée d’un vieil immeuble, et j’adore tout ce qui touche de près ou de loin à ce qu’on appelle la prestidigitation ou plus simplement encore la MAGIE.
Mon problème, c’est que cette passion tenace était loin d’être réciproque : dès que je passais à la pratique, l’art de la magie me fuyait comme la peste. J’avais beau reproduire fidèlement les explications et m’entraîner avec acharnement, rien n’y faisait : les cartes me tombaient des manches en plein dans le coulis de framboise, les fonds factices de mes boîtes dégringolaient au plus mauvais moment, et les boules en mousse jaillissaient sans prévenir de leur gobelet pour aller pocher l’œil de la tante Bénédicte.
Parfois même, la démonstration tournait carrément au désastre. Je me souviens par exemple de ce tour de corde où j’avais si bien lié les poignets de l’oncle Jean qu’il a fallu appeler les pompiers pour venir à bout des nœuds. Tout le monde garde également en mémoire ce regrettable épisode où j’avais malencontreusement enflammé la barbe de Papi lors d’un numéro avec des allumettes...
Comme si l’humiliation ne suffisait pas, Barnabé (mon petit frère) prenait un malin plaisir à y ajouter son grain de sel.
– Alerte générale ! Tous aux abris ! braillait-il dès qu’il me voyait déballer mes accessoires de magie. C’était réglé comme du papier à musique.
Ensuite, il courait invariablement se réfugier sous le fauteuil du salon, la passoire de la cuisine sur la tête en guise de casque protecteur. Sympa le frérot, non ?
Tout cela n’était donc guère encourageant. Fort heureusement, et c’est cette histoire-là que je vais à présent vous raconter, tout a changé un beau matin du jour de Noël dernier, quand quelque chose d’extraordinaire s’est produit...
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