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– Chacun a un rôle dans l’existence, a poursuivi l’enchanteur. Le mien a toujours été de dénicher des gens comme toi, pour permettre à la partie adulte de l’humanité de continuer à garder son âme d’enfant. Tu comprends ?

Non, je ne comprenais pas. Pourquoi fallait-il que les adultes gardent absolument leur âme d’enfant ? La question me passait par-dessus la tête, mais j’ai décidé que ce n’était pas si grave : j’aurais tout le temps d’y réfléchir plus tard.

– Pourquoi moi ? ai-je fini par articuler.

– Il y a longtemps que je t’observe. Tu as toutes les qualités requises. L’imagination, la volonté... Tu feras rêver les gens par millions. Tu seras leur reine de cœur.

Le vieil homme a fait mine de saisir quelque chose au-dessus de ma tête, et comme par enchantement, une carte est apparue dans sa main : c’était, comme par hasard, une reine de cœur. Il a joué distraitement avec pendant quelques instants : la carte disparaissait et réapparaissait entre ses longs doigts au gré de ses manipulations. Puis il a repris :

– Tu feras aussi bien que tes prédécesseurs, ceux que tu vois dans ces portraits, encore mieux qu’eux peut-être.

Ce que j’entendais semblait diablement excitant. En même temps, un fond de méfiance tenace continuait de me titiller :

– Pour vous, c’est facile. Vous avez des vrais pouvoirs magiques. Moi, tout ce que je réussis à faire, c’est à mettre le feu à la barbe de mon grand-père. Comment pourrais-je devenir un jour cette grande magicienne dont vous parlez ? Vous allez m’apprendre à jeter des sorts, c’est ça ?

L’enchanteur a secoué la tête.

– Tu n’as pas besoin de ça. Tu as en toi le pouvoir formidable de l’invention. Travaille ce don unique et tu transporteras les foules.

Il a tiré de sa poche le calepin craquelé récupéré lors du numéro qui m’avait tant choquée.

– Tu parlais de vraie magie. J’en ai utilisé un peu pour te faire venir ici et renvoyer ton frère, je le reconnais. Pour le reste, tout ce que tu as vu dans l’échoppe, mon corps coupé en deux, le changement de costume éclair, ton frère qui lévite, ce n’était qu’illusion, trompe-l’œil et poudre aux yeux.

– Le corps coupé en deux, c’était aussi un truc ? me suis-je écriée.

L’enchanteur a confirmé de la tête.

– Tu en seras capable toi aussi. Tu en feras bien d’autres du reste : tu marcheras sur l’eau d’une piscine devant le regard ahuri des baigneurs, tu passeras à travers les vitrines comme si elles étaient faites de fumée, tu feras même disparaître le soleil ! Les gens crieront au miracle, mais toi, tu n’auras que ton imagination et ton travail à remercier. Regarde ce grimoire.

Le vieil homme a ouvert son calepin et me l’a collé sous le nez. J’ai feuilleté les premières pages : pour ce que je pouvais en juger, elles étaient toutes remplies de croquis mystérieux et d’annotations, mais ce n’était jamais les mêmes encres ou les mêmes écritures.

– Ce que tu vois, ce sont les meilleurs tours inventés par tous ceux présents sur les portraits, expliqués de leur main même. Tous les numéros que je viens de te faire y figurent, y compris la disparition dans le caisson, qui peut parfaitement être réalisée sans véritable magie.

Il a balayé la pièce d’un geste large avant d’ajouter :

– Et voici les accessoires que, à un moment ou à un autre, ils ont utilisés pour les réaliser. Ma collection s’agrandit sans cesse...

Sans crier gare, l’enchanteur m’a ensuite empoigné le bras et m’a entraînée vers un autre coin de la boutique.

– Et maintenant, le moment que j’attendais depuis si longtemps, a-t-il jubilé.

Dans le coin en question, m’attendaient sagement un tabouret en bois, un drap recouvrant un chevalet et, tendu contre le mur, une tenture que je n’avais pas remarquée : c’était la même que sur les portraits. J’ai compris ce qui allait maintenant se passer, même si je n’osais toujours pas y croire tout à fait. L’enchanteur m’a fait asseoir devant la tenture. Il a fait mine de se saisir d’un appareil photo et m’a regardée à travers un viseur imaginaire. Clic-Clac, a-t-il fait en pressant un déclencheur inexistant. Il s’est tourné ensuite vers le chevalet et a arraché d’un geste le drap qui le recouvrait. Une toile est apparue dans toute sa splendeur : c’était mon propre portrait. Assise devant le fond bleu étoilé, j’avais fière allure, et cette mine sérieuse que j’affichais, c’était exactement celle que j’avais vue sur tous les autres visages et qui m’avait tant frappée.

Mon photographe s’est saisi du portrait et est allé l’accrocher, bien à sa place à la suite des autres.

– Et voilà, a-t-il déclaré. Je rajouterai ton nom de scène quand tu l’auras choisi.

Il a admiré un instant son nouveau trophée avant de se retourner, l’air radieux. Sur le mur à côté de lui, une pendule a carillonné.

– Il est temps que tu partes, à présent.

J’aurais bien sûr souhaité en apprendre encore plus, mais en même temps, j’avais conscience que notre entretien ne pouvait durer éternellement. J’ai regardé par la vitrine et j’ai fait la grimace : dehors, il neigeait toujours autant et le vent avait gagné en intensité.

– Ne t’inquiète pas, s’est empressé d’ajouter le vieil homme.

Il a paru choisir soigneusement ses mots puis a poursuivi :

– Je ne vais pas faire grelotter une reine de cœur comme toi en l’obligeant à rentrer à pied. Avec cette neige, tu risquerais en plus de glisser. Ne traînons plus. Quel est ton moyen de transport préféré ? Non, non ! Ne me dis rien ! Je vais te faire une démonstration de mon pouvoir de suggestion. Un pouvoir qui lui aussi repose sur un truc, soit dit en passant. Prends cela et dessine ta réponse dessus. N’importe quelle réponse, hein. À présent, je te bombarde avec mes ondes mentales...

J’ai saisi l’ardoise et la craie qu’il me tendait. Je n’ai hésité qu’un instant avant de dessiner à grands traits le premier moyen de transport qui, en cette minute-là de cette mémorable journée-là, jour de Noël, m’a traversé l’esprit.

Quel était-il, à votre avis ?

Au bout de quelques instants, je lui ai montré mon œuvre d’art.

– Bingo ! a-t-il triomphé. Je l’ savais !

Il a pointé vers la vitrine, et j’ai suivi son geste du regard : dehors, bombardé par des flocons gros comme le poing, un cocher emmitouflé dans un manteau de fourrure terminait de garer silencieusement son véhicule, le même que celui que j’avais dessiné sur mon ardoise. C’était un traîneau, un traîneau tiré par quatre rennes énormes qui piaffaient et écumaient dans l’air froid.

(Suite sur page 15)

 
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Tous droits réservés
(C) 2015-16 Jérémie Cassiopée

Illustration: Marzena Pereida Piwowar

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