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Je courais encore à perdre haleine quand, à l’angle d’une rue voisine, j’ai heurté un obstacle qui m’a jetée à quatre pattes. Je suis restée sonnée, le souffle coupé, pendant quelques secondes, puis j’ai fini par me relever péniblement. Ma boîte avait volé d’un côté, mon sac à dos de l’autre. À l’intérieur de ce dernier, mon frère braillait avec indignation un chapelet de noms d’oiseaux à vous faire dresser les cheveux sur la tête. Il n’y avait personne pour l’entendre, heureusement.
Personne, si ce n’était une grosse dame mal fagotée qui, appuyée contre le mur, se massait la cuisse en grimaçant. Elle s’est penchée péniblement pour ramasser sur le trottoir une grosse pipe de couleur rouge et elle l’a recalée entre des dents jaunes et cariées. Ensuite, elle a réajusté sur sa tignasse un bonnet de laine troué et m’a regardée de haut en reniflant avant de lancer d’une voix éraillée :
– Alors, la baronne ? On regard’ pas où on va ?
J’ai réalisé que la grosse dame en question était une clocharde en vadrouille, et que, dans ma fuite, je venais de la percuter, elle et tout un chargement de boîtes de Pepsi vides. Le landau rouillé qui les contenait avait fini sur le flanc, et une bonne partie de sa cargaison s’était répandue dans le caniveau. Rouge de confusion, je me suis précipitée pour redresser le landau. Je m’excuse vraiment madame, ai-je répété au moins quinze fois tandis que je ramassais les canettes éparpillées.
Quand j’ai eu fini, j’ai récupéré ma boîte de magie, j’ai failli dire poliment au revoir, puis une idée soudaine m’est venue et j’ai demandé à la place :
– Dites, madame, vous ne savez pas où se trouve l’impasse du Double Nœud par hasard ?
La clocharde a poussé un grognement :
– Et comment, que j’le sais ! Ce quartier, ça fait une sacrée paye que j’y traîne mes talons aiguilles. Et tu m’donnerais quoi en échange du tuyau ?
La question m’a laissée sans voix. Qu’est-ce que je pouvais bien lui offrir ? Je n’avais ni argent, ni objet de valeur. La clocharde a semblé s’intéresser un instant à mon sac resté sur le trottoir (à l’intérieur, mon frère indigné continuait de brailler) puis elle a désigné brusquement la boîte de magie :
– À quoi ça t’ sert, la baronne, de trimballer c’ truc ?
J’ai serré instinctivement ma prise contre ma poitrine et j’ai répondu, un peu sur mes gardes :
– C’est... un coffret. Pour faire de la magie. Je l’ai eu pour Noël.
Le regard de la clocharde a pétillé. C’était un regard vert émeraude, très lumineux, qui contrastait bizarrement avec le reste de son apparence. Elle s’est installée confortablement sur le banc derrière elle et a tiré une grosse bouffée sur sa pipe avant de prononcer :
– De la magie ! J’adore la magie. Fais-moi un tour, et j’te dirai tout c’que tu veux savoir.
J’ai répondu qu’il en était hors de question, elle a insisté, j’ai répliqué n’insistez pas, ce petit jeu a continué comme ça pendant un bon moment, elle a fini par dire : comme tu veux, mais tu ne trouveras jamais la rue sans moi, et du coup, au mépris du bon sens le plus élémentaire, j’ai fini par céder et j’ai décidé d’utiliser une fois encore mon coffret de magie.
Cela dit, je n’allais pas tenter cette fois-ci d’accomplir des miracles. Tout ce que je demandais à l’accessoire, c’était de faire son boulot d’objet truqué, ni plus, ni moins. J’allais faire un tour facile, que je connaissais par cœur, et j’allais le faire vite et bien. J’ai choisi sans hésiter. Ce serait la boîte à foulards, qui correspondait parfaitement à mes exigences.
Ladite boîte était décorée de motifs et de symboles peints à la main. Une fois dépliée, elle avait la forme d’un cube d’une quinzaine de centimètres d’arête. J’ai placé discrètement un foulard dans la cachette secrète puis j’ai soumis l’accessoire au regard pénétrant de ma spectatrice :
– Heu ! Voici une boîte, tout à fait normale et complètement vide.
Pour prouver ma bonne foi, j’ai ouvert les deux côtés opposés de la boîte (il y a, comme vous vous en doutez, une technique particulière à respecter). Je l’ai ensuite refermée avant de la redresser d’un quart de tour et de soulever le côté qui à présent constituait son couvercle. Je ne me sentais plus vraiment d’humeur à pondre une nouvelle formule bidon, alors j’ai juste déclamé :
– Et maintenant, que le prodige s’accomplisse !
J’ai plongé ma main à l’intérieur de la boîte pour atteindre la cachette secrète et j’ai tiré sur ce que je sentais sous ma main. Et hop ! Enfin un tour réussi ! J’ai brandi triomphalement pendant une demi-seconde ce que je prenais pour un innocent foulard à poids avant de réaliser que je tenais dans la main non seulement un T-shirt Rihanna qui ressemblait furieusement au mien, mais également, nouées à chacune des manches du T-shirt, deux splendides socquettes rouges et vertes qui elles aussi me disaient quelque chose ! Quand j’ai senti un froid vif pénétrer sous mon gilet et dans mes bottines, j’ai réalisé ce qui venait de se passer, j’ai poussé un cri et j’ai couru me réfugier dans les toilettes publiques situées derrière moi. À mon retour, une fois mes vêtements revenus à leur juste place, j’ai vu que la clocharde n’avait pas bougé. En me voyant resurgir, elle a applaudi en criant : Encore ! Encore !
J’ai marmonné un truc très malpoli qui voulait dire que je commençais à en avoir vraiment ras le bol et je suis allée récupérer mon sac, avec la ferme intention de me débrouiller finalement par mes propres moyens. Mais quand j’ai soulevé mon sac : horreur ! Il était complètement vide ! Mon frère en avait profité pour s’échapper !
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