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J’ai fait sans perdre de temps le tour de la gare et j’ai eu la satisfaction de voir qu’un taxi attendait devant l’entrée. J’ai frappé à la vitre, la vitre s’est ouverte, j’ai demandé au chauffeur s’il savait où se trouvait l’impasse du Double Nœud, il m’a dit : je n’en ai aucune idée, j’ai précisé qu’elle se trouvait dans le quartier de la Chaudronne, il a répondu : ça, je connais, et il a ajouté pour finir : monte car avec la vitre baissée toute la chaleur fiche le camp à l’extérieur. J’ai pris place sur la banquette arrière et la voiture a démarré en patinant sur la neige.
Le chauffeur n’avait visiblement aucune envie de faire la conversation. Moi, son silence m’arrangeait. Je me suis calée contre le dossier et, bercée par le roulement du taxi, j’ai entrepris de me plonger dans la contemplation du paysage.
Nous n’avions pas roulé depuis plus de deux minutes que des gargouillis prolongés – les bruits caractéristiques d’un estomac qui proteste – ont empli l’habitacle. J’ai instinctivement porté la main à mon ventre, avant de réaliser qu’une fois encore, c’était mon frère qui dans son sac faisait des siennes. Ses bruits de ventre intempestifs nous ont accompagnés sans interruption tout le long du trajet. Vers la fin, – Oh, mon Dieu ! – les gargouillis se sont transformés en une succession de BURP ! répugnants qui ont éclaté par-dessus le ronronnement du moteur comme des coups de tonnerre. Le chauffeur m’a jeté un coup d’œil sombre dans le rétroviseur, et pendant un instant, j’ai senti que le taxi freinait. Est-ce que j’allais être débarquée par la peau du cou ? Je ne savais plus où me mettre. Je me souviens que je n’arrêtais pas de me répéter : Pourvu que Barnabé s’en tienne à ça, pourvu qu’il n’ait pas l’idée d’improviser un autre genre de bruit encore plus embarrassant, du genre carrément malodorant. Pourvu. Pourvu.
Ç’aurait été, je pense, l’humiliation suprême.
À mon grand soulagement, je suis arrivée à destination sans nouvelles fantaisies digestives de la part de Barnabé. Le chauffeur a marmonné que c’était dix euros, et j’ai plongé la main vers la poche arrière de mon slim. Quelle idiote, mais quelle idiote ! Mon argent hebdomadaire ne pouvait s’y trouver, puisque je l’avais laissé dans mon autre pantalon, celui que je portais la veille encore. Je me suis tournée vers le chauffeur, prête à bafouiller une vague excuse, mais l’expression de molosse qu’il a affichée m’a fait immédiatement changer d’avis. J’ai déposé Barnabé et son sac à l’extérieur – il y avait assez de complications comme cela – et je suis remontée m’asseoir, cette fois-ci sur le siège passager avant. J’ai posé la boîte de magie sur mes genoux et j’ai dit au chauffeur :
– Ok. Je vais vous payer. Il faut juste que je récupère mon argent...
Dès le départ, j’avais été frappée par un accessoire en particulier : l’imprimerie à billets, et c’est celle-là même que – dans un éclair de génie époustouflant – je venais de décider de faire fonctionner. Le principe de cette machine est simple. Le magicien introduit un rectangle de papier blanc, on donne quelques tours de molette, le papier passe entre deux rouleaux et ressort mystérieusement sous la forme d’un authentique billet. Bien sûr, le magicien a un truc : c’était loin d’être mon cas ! Dans la position délicate où je me trouvais, il fallait que la machine se débrouille toute seule. La notice disait formellement : Produira une montagne de coupures fraîchement imprimées. Je n’en demandais pas tant. Un seul joli petit billet de 10 euros tout neuf aurait suffi à mon bonheur. J’ai fait confiance à la machine. Mauvaise, très mauvaise idée, comme vous allez vous en apercevoir maintenant.
J’ai sorti l’imprimerie en bois de la boîte ainsi que les quelques coupons de papier vierge qui l’accompagnaient. J’ai glissé l’un des papiers entre les deux rouleaux et j’ai serré les fesses en priant pour que mon choix serve enfin à quelque chose d’utile. Le chauffeur a grogné d’impatience, visiblement désarçonné par la tournure bizarre que prenaient les événements, mais il a préféré garder ses commentaires pour lui. Je me suis éclairci la voix, raclé les méninges, et j’ai fini par lancer un vigoureux :
– Gogo gadget au billet, file-moi du fric vite fait, ou j’me mets à trépigner.
Puis j’ai tourné hardiment la molette, et sous les yeux incrédules de mon créancier, j’ai donné naissance à un magnifique billet tout neuf de... 11,24 euros. J’ai poussé un petit gloussement assez stupide, et j’ai effectué dans la panique une seconde tentative : le montant du nouveau billet était toujours aussi extravagant (47,39). De plus – c’était un véritable cauchemar – il était exprimé non pas en euros mais en roupies indiennes ! Le chauffeur a ouvert la bouche, sans doute pour dire quelque chose de vexant, mais je l’ai coupé dans son élan :
– Une minute ! Ne nous énervons pas !
J’ai actionné la molette pour la troisième fois, et l’espace d’un instant, j’ai cru au miracle, car – oui ! oui ! – c’était bien un billet de 10 euros qui sortait des rouleaux ! Puis bien sûr – patatras ! – j’ai déchanté aussitôt après : sur le billet en question, à la place du dessin habituel, il y avait la tête du président de la République avec une crête de punk ! J’ai regardé stupidement la machine, et celle-ci s’est remise en marche toute seule, dégurgitant un nouveau billet inutilisable, puis un autre, puis encore un autre. De surprise, je l’ai laissé échapper et elle est tombée entre mes jambes. Elle n’avait pas cessé de fonctionner, imprimant maintenant à cadence extraordinaire une multitude de coupures de pacotille qui voltigeaient partout dans l’habitacle. Je ne voyais pratiquement plus rien dans cette tempête de papier. Quand le chauffeur s’est mis à s’agiter et à vociférer d’une voix étranglée, je n’ai fait ni une ni deux : je lui ai abandonné sans regret la machine infernale en lui souhaitant à lui aussi de joyeuses fêtes, je me suis éjectée du taxi dans un nuage de billets tourbillonnants (sans oublier, quand même, ma boîte et le reste de ses accessoires), j’ai empoigné le sac avec mon frère à l’intérieur et je me suis sauvée à toutes jambes sans me retourner.
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